D’abord, il y a l’incompréhension. On se parlait, on riait, on partageait des instants complices. Puis, soudain, tout s’arrête. Qu’ai-je dit ? Qu’ai-je fait ? Une maladresse, un mot de trop ? Était-ce un manque de respect de sa part, un accident, ou une panne nationale du réseau 5G ? Cette incertitude laisse place à la douleur, plus ou moins vive selon les histoires, les blessures passées, les fragilités de chacun.
Il y a quelque chose de profondément déchirant à observer, depuis une rue sombre et froide, les lumières et les silhouettes rieuses d’une fête. Ce sentiment de ne plus exister, d’être effacé, comme si l’on cessait soudain d’être une personne avec son propre univers intérieur. Comme si une corde essentielle se brisait, faisant s’effondrer les fondements mêmes de notre monde.
Ainsi, le cœur blessé perçoit le silence : un vide qui résonne comme une absence d’explication. « Quand tu t’en vas, ta vie continue, et la mienne s’arrête », pense-t-on dans la solitude, ou écrit-on dans des lettres que l’on n’enverra jamais. Ce sentiment, pourtant, n’a rien de moderne. Les grands classiques l’ont exploré avec une profondeur inégalée. Eux aussi savaient tout du malheur amoureux.
De Les Liaisons dangereuses de Laclos à Le Rouge et le Noir de Stendhal, en passant par les absences poignantes de Les Hauts de Hurlevent, ces chefs-d’œuvre ont immortalisé les douleurs du rejet, de l’abandon et des ruptures abruptes. Aujourd’hui, alors que le ghosting s’installe comme un mode de rupture quasi normalisé dans nos vies numériques, ces récits classiques résonnent plus fort que jamais : ils nous rappellent que la violence du silence — qu’il soit imposé par la distance, les convenances ou les désirs capricieux — est une expérience intemporelle.
Peut-être pourrions-nous aujourd’hui les blâmer, ces auteurs, pour nous avoir bercés d’images d’amours malheureux, en les élevant au rang de sentiment suprême, cathartique et glorieux. Mais au-delà de ces illusions romantiques, une vérité, simple et peut-être libératrice, se dessine.
Qu’est-ce que le ghosting ?
Le « ghosting », cette disparition soudaine et inexpliquée, s’est imposé comme une réalité troublante des relations modernes, notamment dans le cadre des applications de rencontre et des débuts de relation. Favorisé par l’essor des technologies de communication, ce phénomène a pris une ampleur inédite, soulevant des interrogations sur ses conséquences émotionnelles, ses motivations psychologiques, et les moyens de mieux gérer ces ruptures silencieuses.
Le terme, emprunté à l’anglais « ghost » (fantôme), décrit l’acte de s’éclipser brutalement d’une relation, en cessant tout contact ou échange sans fournir la moindre explication. Ce comportement apparaît fréquemment après une période de discussion en ligne ou après une rencontre en personne. Il peut survenir dès les premiers rendez-vous, lorsqu’une des parties choisit d’interrompre tout lien de manière unilatérale et incompréhensible.
Pourquoi le ghosting est-il si fréquent dans les rencontres en ligne ?
Les applications de rencontre et les réseaux sociaux ont profondément transformé notre manière de nouer des liens. En offrant la possibilité de multiplier les connexions instantanées, ces plateformes permettent aussi un désengagement tout aussi rapide. Un simple clic suffit pour effacer un contact, et l’autre disparaît de notre horizon. Cette facilité technique, en évitant les confrontations inconfortables, alimente fréquemment le phénomène du ghosting. Une étude du Pew Research Center réalisée en 2020 révèle d’ailleurs qu’un adulte sur trois aux États-Unis en a fait l’expérience.
Dans l’univers numérique, les interactions humaines se trouvent souvent dépersonnalisées. Les individus se résument à des profils, des photos et des descriptions succinctes, ce qui rend plus difficile de les percevoir comme des êtres réels, porteurs d’émotions et d’attentes (1). Cette déconnexion réduit l’empathie, et l’absence d’explication devient aisément justifiable pour éviter un échange délicat. Les recherches montrent ainsi que ceux qui optent pour le ghosting considèrent rarement l’impact émotionnel sur l’autre, ce qui leur permet de se détacher plus facilement, sans remords ni culpabilité (2).
L’illusion de l’abondance
L’illusion d’une abondance infinie peut influencer la manière dont les individus abordent les relations. Chaque rencontre ou potentiel partenaire semble aisément remplaçable, ce qui pousse certains à limiter leur investissement émotionnel dans une relation naissante. Dès qu’une personne paraît légèrement incompatible ou ne correspond pas à des attentes idéalisées, la tentation de couper les ponts sans explication devient forte, favorisant ainsi une quête incessante de la « meilleure » option. Ce manque d’engagement initial et cette mentalité du « toujours mieux » alimentent le ghosting, où l’évitement de l’inconfort lié à une rupture est remplacé par un simple passage à autre chose.
À cela s’ajoute le FOMO (Fear of Missing Out), cette peur omniprésente de passer à côté de quelque chose de plus gratifiant ou de plus excitant. Appliqué aux relations, le FOMO conduit à percevoir chaque opportunité comme transitoire, dans l’attente constante d’une alternative plus attrayante. Porté par l’illusion d’une infinité de choix, ce phénomène favorise des comportements impulsifs et détachés, rendant l’attachement durable difficile. Lorsque l’herbe semble toujours plus verte ailleurs, le ghosting devient non seulement possible, mais parfois considéré comme une stratégie logique pour « ne pas rater sa chance ». Cette dynamique, qui amplifie l’instabilité et la superficialité des liens, laisse dans son sillage des blessures émotionnelles profondes chez ceux qui en sont victimes, pris au dépourvu par l’absence d’explication.
L’impact du ghosting : un traumatisme émotionnel
La victime de ghosting est souvent plongée dans une incertitude profonde et une détresse émotionnelle aiguë. Ce type de rejet brutal, comparable à une rupture soudaine, peut être perçu comme un acte d’exclusion sociale. Des études révèlent que le cerveau humain réagit aux ruptures de manière similaire à une douleur physique (3). Lorsqu’il survient de manière inattendue et sans explication, le ghosting rend la souffrance encore plus complexe à surmonter, car il laisse la personne abandonnée face à ses propres interrogations et doutes, ébranlant ainsi son estime de soi.
Ce silence imposé engendre fréquemment des sentiments de confusion, de culpabilité et d’incompréhension. La victime peut se demander ce qu’elle a mal fait ou pourquoi elle n’était pas « assez bien » pour mériter une explication. Cette remise en question peut alimenter une spirale de pensées négatives, affaiblissant la confiance en soi et compliquant l’établissement de futures relations. L’anxiété de revivre une telle expérience s’installe souvent, poussant la personne à devenir plus méfiante et à hésiter à s’investir pleinement dans de nouveaux liens affectifs.
Les raisons psychologiques du ghosting
Le ghosting trouve souvent ses racines dans des mécanismes psychologiques spécifiques qui poussent certains individus à choisir cette méthode pour mettre fin à une relation. L’une des principales motivations réside dans l’évitement du malaise émotionnel (4). Rompre de manière traditionnelle implique d’affronter des émotions difficiles, telles que la culpabilité ou l’inconfort lié à l’annonce d’une décision douloureuse. En ce sens, le ghosting apparaît comme une solution simple et rapide pour esquiver ces confrontations éprouvantes.
Un déficit d’empathie peut également être à l’origine de ce comportement. Des études montrent que les personnes enclines au ghosting ont souvent une capacité d’empathie moindre, ce qui les rend insensibles à la douleur qu’elles imposent à autrui (5). Ce détachement est accentué par le contexte numérique, où l’absence d’interactions physiques et d’indices non verbaux renforce une distance psychologique, facilitant ainsi le désengagement.
Enfin, pour certains, les relations amoureuses sont perçues comme une quête de perfection. Dans cette optique, le moindre signe de dissonance ou d’incompatibilité peut suffire à justifier une rupture abrupte. Rompre soudainement devient alors une manière rationnelle, à leurs yeux, d’éviter de « perdre du temps » avec une personne jugée « non idéale ».
Comment gérer le ghosting ?
Pour les personnes confrontées au ghosting, il est primordial de reconnaître la douleur qu’elles ressentent et de ne pas chercher à l’étouffer. Des recherches indiquent que l’acceptation des émotions négatives permet de mieux les appréhender et de tourner la page plus rapidement. Consacrer du temps à ses passions, à des loisirs, ou à des activités sociales peut également atténuer la souffrance liée à cette rupture brutale.
Le soutien des proches joue un rôle essentiel dans la reconstruction émotionnelle. Entouré d’amis ou de membres de sa famille, on peut briser l’isolement et retrouver un sentiment de normalité. Participer à des activités collectives, s’investir dans des projets personnels, ou simplement s’accorder des moments de distraction contribue à restaurer la confiance en soi et à reconstruire une vie sociale épanouissante, loin des pensées négatives associées à la rupture.
Vers une culture du respect dans les relations en ligne
Dans le paysage actuel des rencontres en ligne, il devient impératif de cultiver une éthique fondée sur le respect et la considération. Chaque utilisateur devrait mesurer l’impact émotionnel de ses actions et reconnaître l’importance d’une communication empreinte de bienveillance. Prendre le temps d’exprimer ses intentions de manière claire, même si cela implique d’annoncer qu’une relation ne peut aller plus loin, permet de prévenir les blessures émotionnelles souvent engendrées par le ghosting. Promouvoir une approche basée sur le respect mutuel et la responsabilité émotionnelle dans les interactions en ligne contribuerait à limiter la banalisation de ce comportement, ouvrant ainsi la voie à des relations plus humaines, sincères et empreintes d’empathie.
- 1) BuzzFeed survey (2019)
- 2) Freedman, G., Powell, D. N., Le, B., & Williams, K. D. (2024). Emotional experiences of ghosting. The Journal of Social Psychology, 164(3), 367–386.
- 3) Kross, E., Berman, M. G., Mischel, W., Smith, E. E., & Wager, T. D. (2011). Social rejection shares somatosensory representations with physical pain. Proceedings of the National Academy of Sciences of the United States of America, 108(15), 6270–6275.
- 4) Freedman, G., Powell, D. N., Le, B., & Williams, K. D. (2024). Emotional experiences of ghosting. The Journal of Social Psychology, 164(3), 367–386.
- 5) Latimer, K. M. (2019). 7 Personality Traits That Can Predict If Someone Is Likely to Ghost in Relationships. Bustle.